Happycratie : le sujet chaud du XXI° siècle

« Pourquoi le bonheur, et non la justice, la prudence, la solidarité ou même la loyauté en est-il venu à jouer ce rôle prépondérant ? Ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies. Les marchands de bonheur prétendent agir pour notre bien. Nous ne devons pas les écouter, ou bien nous nous perdrons dans une vaine obsession de nous mêmes.  » nous révèle l’ouvrage sociologique Happycratie, sur l’industrie du bonheur qui a pris le contrôle de nos vies.

A l’association de santé mentale Connexions Familiales  que je préside, nous animons avec des psychiatres des sessions de psychoéducation pour proches et soignants, sous la forme de modules issus de la thérapie dialectique. Ce programme Connexions Familiales, fort de 15 ans d’expérience dans plus de 20 pays, vise à mieux gérer les demandes contradictoires de nos proches malades, et naviguer entre ces tensions dialectiques et ces paradoxes.

Je retrouve dans le livre Happycratie le souci d’une approche non dichotomique et non réductionniste de la vie et des relations humaines, où les sentiments retrouvent leur nature complexe et mêlée, et où la souffrance n’est pas à réduire comme seul « accessoire » évitable et inutile.

Merci de partager vos retours sur les idées forces de Happycratie, que je vous offre ici en fiche synthèse, puis dans un article publié il y a deux ans, ci-dessous reproduit avec son sommaire.

Il est où le bonheur, nous dit la chanson ? … Radio, télé, entreprise, Etat… il semble que le bonheur soit aujourd’hui partout, et à toutes les sauces. De quoi nous donner le tournis !

Sommaire

  • Peut-on résister à une pandémie de bonheur institutionnalisé ?
  • Il était une fois la vie. Il était autrefois la vie. La vie, qu’est-ce que la vie au fond ?
  • Nouvelle ère, nouveau bonheur… la positive attitude
  • Peut-on légitimement penser du mal de ce qui fait du bien ? Dix ans de psychologie positive
  • Méfions-nous des vendeurs de bonheur ! (Eva Illouz)

    Et si le bonheur était notre secret intime à chacun, un secret à incarner chacun du mieux qu’il peut auprès de ses proches familiaux, amicaux, professionnels, de voisinage et de citoyen ?

Peut-on résister à une pandémie de bonheur institutionnalisé ?

Le bonheur est partout ! Des questions de tous temps remises au goût du jour

  • Est-il encore possible de refuser ou d’échapper au bonheur ?
  • Le bonheur est-il un devoir, un dû, un don, un partage ?
  • Préférons-nous les injonctions postmodernes d’un univers GAFAM de likes, où l’art de faire croire qu’on est heureux devient une entreprise marketing de communication sur mur digital ?
  • Dans ce nouveau capitalisme affectif (termes d’Eva Illouz), au cœur de ce déluge de marchandisation de nos émotions pavé d’injonctions quasi quotidiennes à être heureux, comment assumer nos épreuves, malheurs, souffrances, douleurs, échecs, solitudes, déceptions, regrets, trahisons, humiliations, abandons, injustices, rejets, …toutes ces blessures de l’âme qui nous habitent pour toujours ?
  • Comment accepter, traverser et accompagner l’épreuve au cœur de toute vie (lire mon retour d’une très belle conférence du médecin de la prison de Fleury Merogis)
  • Désirons-nous encore nous inspirer de l’appel vital auquel nous invitent avec exigence tant de philosophies et spiritualités ?

« To be or not to be », that was the question autrefois, « to be happy or not happy », that is the now question… question nourrie par de nombreuses publications et documentaires, parmi lesquels le bonheur au travail,  ou encore c’est quoi le bonheur pour vous ?.

En réalité, la vraie joie se découvre dans notre vie mélangée, incroyablement belle et mystérieuse, secrète et pas seulement médiatisée sur les réseaux sociaux. Elle nous échappe et nous engage à la fois, nous en sommes responsable dans l’abandon de la foi en la vie, en l’homme, en quelque chose et/ou quelqu’un qui nous dépasse, mais aussi dans les œuvres que nous semons, construisons, collaborons, recevons et donnons à la fois, l’un n’allant pas sans l’autre. Autant de pistes auxquelles je ne prétendrai pas donner une réponse, juste un chemin, ou une histoire…

Il était une fois la vie

Qu’est-ce que la vie, au fond ? La vie bonne, à travailler comme vertu devenue seconde nature et habitus avec les philosophes grecs et Aristote. Une sagesse pour nombre de spiritualités. Une bonne nouvelle pour certains, qui en firent des évangiles avec Jésus Christ.

De la nature à la culture il n’y a parfois qu’un pas, quenos sociétés néolibérales occidentales ont sauté allègrement en nous invitant d’abord à maximiser notre potentiel comme individu, ensuite à chercher plaisir et bonheur dans une définition qui ne dépende pas de la vertu.

L’homme ayant de tout temps et de plus en plus aimé les preuves scientifiques aux intimes convictions secrètement nourries, priées, méditées, éclairées, engagées, la psychologie est venue au renfort de nouveaux apôtres du bonheur. Ainsi, depuis les années 1990, des études expérimentales ont montré que psychologie et psychanalyse avaient fait fausse route en se focalisant sur nos souffrances et douleurs, devaient se recentrer sur une psychologie positive autour de nos émotions positives, et activer chez tous nos traits les plus positifs.

« La psychologie devrait indiquer quelles sortes de familles donnent des enfants sains, quels milieux de travail produisent la plus grande satisfaction des travailleurs et quelles politiques encouragent le plus intense engagement civique. » Seligman et Csikszentmihalyi, 2000, p. 5

Nouvelle ère, nouveau bonheur… la positive attitude

Marc Seligman nous a fait entrer dans une nouvelle ère, celle de la psychologie positive, qui s’intéresse à trois aspects positifs de l’expérience humaine.

  • la vie plaisante et notre expérience subjective positive, qui consistent à maximiser les sensations et émotions positives,
  • la vie engagée, qui consiste à utiliser les forces de caractère et les talents pour bâtir une « bonne vie »,
  • la vie significative, qui correspond au sentiment d’appartenance et de service à quelque chose de plus grand que soi, à la construction d’une meilleure société grâce à nos vertus civiques.

Dix ans de psychologie positive

Peut-on légitimement penser du mal de ce qui fait du bien ?

  • Les cinq premières années de la psychologie positive ont suscité enthousiasme et débats, autour notamment de la « tyrannie du positif » (Held, 2004).
    Les critiques et propositions ont eu du bon, elles ont permis de mieux concilier l’approche des troubles en santé mentale et les indices positifs de bien-être (Keyes, 2005).
    L’Eglise en son temps vécut le même balancier, à passer d’une culture du péché à une culture du salut et de la guérison, oubliant parfois que passion et résurrection, croix et victoire sont tellement intimement mêlés qu’il n’est guère possible de les dissocier, ni même d’y échapper.
  • Contribuant au même retour de balancier, les modérés de la psychologie positive ont pu voir la personnalité dans sa globalité (Cartensen et Charles, 2003; Ingram et Snyder, 2006; Linley et al., 2006; Mollen et al., 2006) et « dépasser la dichotomie positif-négatif » (Ryff et Singer, 2003b).
    Depuis, la psychologie positive, qui ne reconnaissait aucun antécédent historique à l’idée que la vie vaut la peine d’être vécue, admet pouvoir tirer des leçons significatives du passé et de ses racines (Linley et al., 2006)

    •  racines philosophiques, religieuses et spirituelles de ce mouvement scientifique profondément humain qui s’intéresse à ce qui rend les gens heureux.
    • racines psychologiques, avec la psychologie humaniste qui a précédé la psychologie positive. Nous pouvons citer à ce titre William James, Lewis Terman, Gordon Allport, Carl Rogers, Abraham Maslow, Erik Erikson et Marie Jahoda (Strümpfer, 2005). Maslow, avec sa fameuse pyramide, a ainsi été le premier à utiliser le termede « psychologie positive » dans le dernier chapitre de son livre Motivation and Personality (1954).

Pour autant, on reste en droit de s’émerveiller avec un œil critique de ce beau chemin et de ses récupérations. Ainsi, Seligman a été accusé de collaboration sur des programmes de techniques d’interrogation et de torture sous l’administration Georges W. Bush, une affaire qui a entraîné une réorganisation au sein de l’American Psychological Association, une mise en cause de leurs lacunes éthiques et a sérieusement endommagé la réputation de l’APA. (source Wikipedia)

Méfions-nous des vendeurs de bonheur ! (Eva Illouz)

Ensuite, une véritable industrie du bonheur s’est mise en place, une happycratie décortiquée et questionnée à plusieurs niveaux par Eva Illouz, dans un reportage sur son livre, où elle dénonce une marchandisation des émotions et un capitalisme affectif

  • l’alliance entre philosophes positifs et économistes détourne les buts initiaux de la politique. En effet, cette alliance, influencée par la philosophie utilitariste, donne au politique un but non plus de PIB (produit intérieur brut) mais de BIB (bonheur intérieur brut). Le Boutan l’a inscrit dans sa constitution depuis 2008, et nos nations Unies ont adopté cette façon de comparer les nations, qui étrangement place Israël très haut devant nos pays, malgré un coût de la vie élevé, des guerres permanentes, un service militaire très éprouvant.
    Quand on s’interroge sur ce bonheur israélien,on découvre que l’ennemi commun crée de la solidarité, bien plus que la paix ou la juste distribution des richesses. Dans ces conditions, l’Etat doit-il encore se préoccuper de justice et paix sociale, ou de notre bonheur à maintenir ?
  • une économie du bonheur qui prend le contrôle de nos vies, de nos industries et d’entreprises, économie développée par Richard Layard et tant d’autres, où l’homme heureux devient une nouvelle machine économique,
  • une responsabilisation de l’individu et déresponsabilisation de l’Etat, qui n’est plus responsable de redistribuer les richesses mais le bonheur. Dans de tels Etats, serons-nous seuls responsables et coupables d’échouer dans nos vies, notre travail, nos pertes de travail ?…

Quand les apôtres du bonheur se mettent au service de grandes institutions ou entreprises, méfions nous, conclue l’auteur de cette happycratie, happycratie sans doute bien loin (ou pas ?) des philosophies antiques du bonheur !
Alors, il est ou le bonheur, il est où ? Elle où la vertu elle est où ? Elle est ou la vie bonne, elle est où ?

A vous d’en débattre en commentaire de cet article, ou de la vivre en secret, à votre guise…

 

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