Laurent Bibard 2/04/2020 : quelle nouveauté de cette crise sanitaire mondiale ?
On a tous besoin d’une prise de recul face à une situation tragique, pour bien poser les questions.
- La crise du Coronavirus est radicale, elle nous confronte de manière immédiate à l’infiniment petit d’un virus et à l’infiniment grand de l’humanité.
- La crise met à mal notre rêve de contrôle de la nature et de l’homme, au niveau de la connaissance et de l’action, de la science et de la politique.
- L’épidémie se développe avec nous-mêmes, nous sommes donc la crise. Nous la portons, nous portons les problèmes que nous posons, et donc aussi la possibilité de réponse. La crise, nous pouvons l’aggraver ou l’apaiser, l’orienter dans un sens ou dans l’autre. Cela dépend de nous.
De la fascination technologique à la modestie scientifique et humaine
Qu’est-ce qui s’est passé au niveau des sciences ? Nous pensions être parvenus à un savoir total, puis au XX° siècle, au niveau de la logique, des mathématiques, de la physique, de la chimie, des sciences dures et essentielles concernant la nature, et a fortiori des sciences dites molles et humaines, les scientifiques sont devenus de plus en plus modestes.
Pour autant, les sciences ont libéré une telle puissance d’action avec les nouvelles technologies, nécessaires mais aussi dévastatrices, que nous avons fini par leur accorder une fascination délétère.
Comment comprendre la modestie scientifique et humaine à laquelle nous sommes convoqués ? Deux auteurs nous éclairent à ce sujet
- Charles Perrow, en 1984, dans « les accidents normaux », montre que les systèmes techniques que nous fabriquons, tout comme les bureaucraties, les centrales nucléaires, sont tellement puissants ,sophistiqués, bien faits, liés entre leur parties par un jeu de domino, qu’on n’arrivera jamais à contrôler toutes les données qui entrent.
Perrow identifie deux traits qui caractérisent les systèmes où les accidents sont non seulement très probables mais inévitables : la « complexité interactive » et le « couplage fort ». Par complexité, il faut entendre le nombre d’éléments du système et leurs relations plutôt que le degré de sophistication. Les interactions entre les composants d’un système complexe sont « soit non visibles, soit pas immédiatement compréhensibles » ; par opposition, dans un système simple, elles sont « visibles », « prévisibles » et « familières ».
S’il arrive une erreur dans le système, il explosé. La pertinence de la théorie de Perrow tient à sa capacité à identifier deux traits caractéristiques de la vulnérabilité des systèmes aux accidents normaux et à l’éventuelle catastrophe qui pourrait s’ensuivre.
Mais sa théorie est fondamentalement fataliste, car pour lui, l’accident normal est à la fois inévitable et imprévisible. - Karl Weick, autre grand chercheur, lui répond qu’il a raison, les systèmes sont fragilisés par leur cohérence et cohésion, couplés en interne. Nous allons donc vers des accidents normaux, SI et SEULEMENT SI on oublie qu’aucun système technique ne fonctionne seul, qu’il y a toujours des humains en bout de chaîne qui l’ont fabriqué et le font fonctionner. Les humains introduisent de l’incertitude et donc de la flexibilité.
Aujourd’hui, nous devons nous souvenir que
- Les connaissances scientifiques en tant que telles sont humbles, bien que gigantesques
- Le grand public l’ignore, il ne connait que les applications puissantes rendues possibles.
Tous les jours nous sommes fascinés par la technologie, et nous oublions que nous en sommes responsables, que nous les faisons fonctionner et pouvons décider de ce qu’elles doivent faire, pas l’inverse. Les technologies ne sont pas un but mais le moyen de notre existence. Si nous étions tout puissants il n’y aurait pas le corona !
Nous devons réapprendre l’humilité. Nous avons oublié notre rapport au réel. Les technologies sont utiles, c’est notre fascination qui ne convient pas.
De l’obligation de résultat à l’obligation de moyens
En 1951, face à l’Europe qui a longtemps cru être l’exemple de la morale, Camus, dans « l’homme révolté », renvoie dos à dos communisme et nazisme. Il note que dès qu’il y a une volonté de trouver une solution finale ou de mettre terme à la domination de l’homme par l’homme, dès qu’on veut déraciner l’homme par rapport au monde dans lequel il vit, dès qu’on veut faire table rase du passé, on arrive à un terrorisme d’état.
Il y a crise quand ces trois éléments sont réunis
- Ampleur d’une intention
- Objectif de résultat parfait
- Faire table rase du passé.
Qu’en est-il de la situation qui nous a menés à la crise sanitaire actuelle ?
- Nous avons une culture du résultat de plus en plus exigeante, nous voulons que tout soit parfait
- Nous pensons mondial
- Toutes les entreprises plaident pour le changement, l’innovation, la disruption et la nouveauté, en fantasmant de faire table rase du passé
Que pouvons-nous faire ?
Nous pouvons réapprendre la tempérance, l’improvisation et la créativité dans l’incertitude, le sens du lien, la ténacité avec obligation de moyens et non de résultat. Aujourd’hui, les soignants sont exemplaires, ils nous montrent ce qu’il faut faire : dans un monde de pauvreté de moyens, ils découvrent des expédients pour que ça marche quand même, avec modestie, lien et improvisation.
A leur suite, nous pouvons vivre l’incertitude de la vie en osant nous engager dans l’action, et cessant de vouloir tout maîtriser : si l’homme est un manque d’être, avec un instinct pauvre, une nudité sans défense, il doit certes fabriquer des techniques pour exister, mais il doit aussi être éduqué pour cela. Nos techniques complètent un corps défaillant, elles font partie de notre vie, et elles doivent dépendre de nous. C’est nous sommes qui sommes responsables d’elles et non l’inverse.
Redécouvrir la fraternité et le lien dans le commerce
La théorie de Milton Friedmann, prix Nobel d’économie, pour qui la seule responsabilité des entreprises c’est d’augmenter leur profit, montre que si l’argument est juste, beaucoup de circonstances ont fini par prouver que ce caractère unilatéral pose problème, car le monde des affaires est inscrit dans un monde plus large, qui doit prendre en compte les parties prenantes et l’intérêt collectif.
Le commerce, ce n’est pas l’économie libérale généralise livrée à elle-même, qui est le problème contemporain.
Face à ce problème, la mythologie nous rattache à une histoire qui fait sens, avec Hermès, Dieu du commerce et du lien.
Hermès est un des nombreux fruits de relations illégitimes de Zeus, qui le cache à sa naissance. Mécontent de son sort, il rencontre une tortue qu’il tue pour en faire un instrument de musique, et vole des vaches à Apollon, le Dieu le plus puissant après Zeus. Du conflit qu’il va alors devoir régler avec cet Apollon fâché, va naître le premier échange de commerce, celui de la lyre qu’Hermès a fabriqué, contre la garde du troupeau.
Ainsi donc, le commerce s’apaise par l’art, car Apollon Dieu de l’art entend une musique plus belle que la sienne. Hermès ne garde pas la lyre qui soutient le chant divin, elle entre dans le jeu des dons et des contre-dons qui règle la querelle entre les deux frères. En répondant au désir d’Apollon d’apprendre cet art merveilleux et lui donnant la lyre, Hermès dépasse sa demande et engage à un contre-don. Hermès inventeur du feu est aussi le Dieu du lien qui invente la relation entre humains et Dieu.
Face à Hermès, enfant de pauvreté, pas reconnu, plein d’idées pour inventer quelque chose de nouveau et de beau, notre devoir est que la crise sanitaire ne devienne pas crise économique, du fait de nos attitudes. Le fonctionnement économique dépend de nos peurs et de nos espoirs.
Personne ne peut anticiper ce qui va se passer, mais nous devons nous préparer à réagir de façon souple et agile pour nous relier aux autres et inventer des réponses collective.
Depuis tout petit, nous apprenons tellement de choses que cela devient inconscient. Au final, nous savons faire plus de choses que nous croyons, et nous ignorons beaucoup plus de choses que nous croyons. Soyons donc plus confiant et plus humble !
Pour conclure ce beau temps de réflexion proposé par Laurent Bibard, je propose cette réflexion du professeur italien Carlo Ossola
Je crois que nous vivons la fin du mythe de l’homme ubiquitaire. C’est salutaire. Il faut retrouver une « géographie propre » de l’humain, compatible avec les limites de nos corps. Je compte également sur la fin de la société liquide, vaporeuse, vouée à l’extension plutôt qu’à l’intériorisation.